Crash silencieux en plein vol où le déclin massif des populations d’insectes volants de nos campagnes européennes !


Le 19 octobre 2017, à 20h20, au journal télévisé de France 2 (principale chaine de télévision du service public français), surprise inhabituelle à cette heure de grande écoute : un reportage sur les résultats d’une étude scientifique conduite en Allemagne (1) qui a mis en évidence le déclin massif (80%) des insectes volants dans nos campagnes ! Fort bien résumé et présenté mais le tout en moins d’une minute et coincé entre deux faits divers d’un tout autre ordre : ainsi va l’information telle un rouleau compresseur ; circulez, vous êtes informés ! Évidemment, le curieux de nature veut en savoir plus et s’interroge à juste titre : comment a t’on fait pour montrer un tel fait et comment expliquer ce résultat sidérant ? Belle occasion aussi de découvrir les méthodes des scientifiques et ce travail de recherche en profondeur sur des décennies, un travail de … fourmi qui permet d’attirer l’attention sur les menaces sournoises et invisibles qui pèsent sur notre environnement « ordinaire » ; à leur manière, eux aussi, les chercheurs sont des lanceurs d’alertes ! La recherche fondamentale a autant de valeur que la recherche appliquée, n’en déplaise aux décideurs.

Chenilles de Damier du frêne ( Euphydryas maturna)

27 ans de recul

Cette étude (1) s’inscrit dans un programme de recherches initié en 1989 en ex-Allemagne de l’Ouest et dont l’objectif initial était le suivi écologique de zones protégées pour évaluer la valeur de ces sites selon une méthode standardisée portant sur la biodiversité des insectes. Dans ce protocole minutieux mis en place, figure un volet quantitatif: mesurer la quantité (la biomasse) d’insectes volants, tous groupes confondus, comme critère d’évaluation de l’entomofaune locale. Or, cet aspect quantitatif a été très peu étudié : la grande majorité des études portent sur des espèces ou petit groupe d’insectes très spécifiques et pas forcément représentatifs des grandes tendances d’évolution des populations.

Entre temps, diverses études européennes ont alerté sur le déclin général de certains groupes d’insectes : ainsi, les papillons de nuit (hétérocères) ont décliné en abondance de 50% entre 1991 et 2001 ; on avait aussi largement repéré le déclin des hyménoptères (abeilles sauvages et bourdons) ou des papillons de jour. Mais il manquait une vision globale quantitative, tous groupes confondus, et aps seulement espèce par espèce. Ainsi, chemin faisant, ce programme d’études s’est transformé en outil permettant d’évaluer l’évolution générale de la faune des insectes volants.

Volants ?

Une scène qui risque bientôt de s’évanouir !

Cette restriction aux « insectes volants » a de quoi surprendre a priori. Elle repose sur le protocole mis en place avec l’utilisation d’un type de piège particulier : la tente Malaise, connue des seuls entomologistes passionnés ! Mis au point en Birmanie par un explorateur entomologiste suédois, R. E. Malaise (çà ne s’invente pas !), ce piège en moustiquaire se présente sous la forme d’une tente et permet de collecter des insectes par interception : il se compose de deux pans latéraux en tissu noir avec un pan perpendiculaire en travers, le tout coiffé d’un toit blanc en pente (pour attirer les insectes vers le haut) au sommet duquel se trouve un flacon de capture rempli d’une substance conservatrice (alcool). Les insectes qui se déplacent en volant (nous y voilà !) à faible hauteur (la partie noire ne dépasse pas 1,20m de hauteur) ou aussi en sautant et en marchant butent sur le pan en travers et tendent à monter vers le toit et se trouvent canalisés vers le flacon. Il faut évidemment installer ce piège passif (les insectes ne sont pas attirés) dans un couloir de circulation naturelle et le laisser en place un certain temps pour avoir des résultats significatifs. Un de ses inconvénients majeurs est de tuer les insectes capturés ce qui peut être gênant si on répète son usage sur un même site.

Schéma simplifié d’un piège Malaise

L’autre défaut, c’est qu’il concerne essentiellement certains grands groupes d’insectes qui se déplacent surtout en volant : papillons (Lépidoptères), mouches (diptères) et hyménoptères ; par contre, les orthoptères (criquets et sauterelles) ou une grande partie des coléoptères pourtant très nombreux tant en nombre d’espèces qu’en individus s’y prennent peu du fait de leurs déplacements plus limités en vol

Abeille solitaire (Hyménoptère)

A grande échelle

63 sites ont donc été retenus pour cette étude, tous dans des zones protégées à un degré ou un autre : sites Natura 2000, réserves naturelles, aires paysagères, zones aquatiques protégées, … Pratiquement tous ces sites d’échantillonnage (96%) se situent au cœur d’un paysage fragmenté à basse altitude : des ilots de nature protégée enclavés au milieu de vastes zones où domine une agriculture intensive. Ce point est capital car de ce fait cette étude peut être largement extrapolée à toute l’Europe de l’Ouest dominée par ce genre de paysages.

Exemple de site protégé en Auvergne (les coteaux d’Anzelle ; Cournon) enclavés au milieu de grandes cultures intensives

Les pièges Malaise ont été utilisés du printemps au début de l’automne, nuit et jour, avec des intervalles réguliers moyens de 11 jours sur une saison. La majorité des sites n’a été échantillonnée qu’une seule année sur la période de 27 ans (1989-2016) mais sur certains sites, cela a pu se faire à deux reprises voire jusqu’à quatre ; ces échantillonnages sur plusieurs années, même en nombre limité permettent, après traitement statistique, d’évacuer des biais dans les tendances observées. Les habitats échantillonnés ont été classés en trois grandes catégories : les sites « naturellement pauvres en espèces » (landes, prairies sableuses ou dunes) ; les sites riches a priori (prairies sur sols riches en nutriments ; lisières ; friches) et quelques sites de communautés buissonnantes ou pionnières.

Les chiffres du bilan de cette étude donnent le vertige et traduisent l’ampleur de la tâche colossale accomplie : plus de 53 kg d’insectes capturés au cours de 16 908 journées de piégeage, soit des millions d’individus au total ! On ne peut pas opposer à cette étude un manque de représentativité !

Oups !

Passées à la moulinette statistique, incluses dans un modèle pour prendre en compte les différentes variables (dont la répartition des relevés dans le temps long sur 27 ans et des variations climatiques ou paysagères), les données parlent et le verdict fait froid dans le dos (des naturalistes !) : en presque trois décennies, la biomasse (i.e. donc la quantité) d’insectes volants a décliné de 76,7% en moyenne avec un pic plus marqué en milieu d’été à 83,4% !!! Ces chiffres dépassent largement le déclin des vertébrés terrestres sauvages (oiseaux ; mammifères ; amphibiens et reptiles) évalué sur une période de 42 ans courant jusqu’en 2012 à « seulement » (si on ose dire) 58% ! La communauté des insectes volants au sens large a donc été décimée, le mot n’est pas trop fort, dans notre environnement immédiat sans compter que cette étude a été menée au sein de zones protégées a priori très favorables pour la biodiversité !!!

On ne s’attendait pas à un tel résultat car une autre étude sur la biomasse des insectes volants avait déjà été réalisée en Grande-Bretagne de 1973 à 2002 sur quatre sites : elle concluait que la biomasse n’avait baissé que sur un seul des 4 sites ! La grosse différence tient aux pièges utilisés : il s’agissait de colonnes élevées (12 m de haut) qui aspirent l’air (et les insectes volants au passage) ; or, elles ne capturent que des insectes volant assez haut, assez peu nombreux avec une prédominance de mouches de Saint-Marc (Bibionidés) parfois très répandues y compris dans les zones cultivées. Cet exemple illustre bien l’importance des protocoles et des outils associés dans les études !

Climat et paysage ?

Le constat, aussi vertigineux soit-il, mérite maintenant que l’on trouve des explications. On pense évidemment au changement climatique en cours qui a pu impacter les résultats sur une telle période. Au cours de l’étude, des relevés météorologiques ont été effectués en même temps que les piégeages et mis en parallèle avec les captures. Le nombre de jours de gelées en hiver et l’intensité des pluies hivernales ne semblent pas influer sur la biomasse d’insectes l’année suivante. Sur les 27 ans, la température moyenne a augmenté de 0,5°C, témoin du réchauffement global : or, une telle augmentation aurait du au contraire favorisé l’augmentation de la biomasse (effet quantitatif) ! De même la vitesse moyenne du vent a baissé de 0,2m/s ce qui ne peut guère avoir d’impact. D’autres facteurs tels que les sécheresses prolongées ou l’ensoleillement n’ont pas été testées et pourraient peut-être influer mais certainement pas au point d’expliquer un tel déclin. L’étude ne met pas non plus en évidence de glissement du pic d’abondance vers une date plus précoce qui aurait pu expliquer le déclin accentué en milieu d’été.

La seconde piste à laquelle on pense est celle de la transformation des milieux de vie. Les habitats du second type (voir ci-dessus) i.e. plus riches en espèces, contiennent effectivement 43% de biomasse en plus que ceux du type 1 mais pour autant le déclin observé reste le même des deux côtés, ce qui montre qu’il n’est pas spécifique d’un type de milieu. Une comparaison à partir de photos aériennes anciennes et récentes des sites inventoriés dans un rayon de 200m autour du point de piégeage montre que le couvert forestier a augmenté mais que la surface en prairies et milieux aquatiques n’a pas varié (rappelons que ce sont des zones protégées !). Intégrées dans le modèle, ces tendances n’ont qu’un impact limité dans l’explication du déclin : celui-ci semble un peu moindre si le couvert forestier augmente. L’inventaire des plantes indicatrices des conditions de milieu sur les sites montre que la richesse spécifique en arbres, arbustes et plantes herbacées a diminué significativement autour des sites des pièges ; mais l’effet sur a biomasse est positif pour les arbres et négatif pour les herbacées ce qui en limite la portée explicative.

Alors ?

L’acharnement à traiter n’a plus de limites : tout doit disparaître !

Que reste t’il alors comme cause principale ? Si on garde en mémoire que ces sites se trouvent au milieu de paysages agricoles, pas besoin d’être expert pour trouver le coupable, l’intensification de l’agriculture avec son cortège de pratiques néfastes : emploi des pesticides ; travail de la terre sur toute l’année ; usage croissant des engrais ; fréquence des interventions ; grignotage des bordures de champs ; abandon de la pratique des jachères, … Autrement dit, ces ilots de nature protégée, restés en relativement bon état écologique, hébergent des populations animales susceptibles de se déplacer dont une grande partie se trouve « drainée » vers les cultures avoisinantes où il y a de la nourriture avec les pullulations ponctuelles de « ravageurs » ; là, elles elles subissent une très forte mortalité. Les cultures intensives fonctionneraient comme des puits ou pièges écologiques autrement plus redoutables que les pièges Malaise ! Cette hypothèse se trouve confortée avec l’augmentation relative du déclin de biomasse au milieu de l’été, au moment où la biomasse est justement à son maximum.

L’apport massif de fertilisants chimique modifie profondément les sols et la végétation.

 

Epandage d’engrais

 

Les herbicides sélectifs ne laissent plus de place à la végétation adventice ; le sol à nu est malmené par l’érosion

 

Une mosaïque de cultures, certes, mais toutes hostiles à la biodiversité

Même les bordures de champs ne sont plus épargnées ; elles peuvent pourtant servir de zones refuges et de corridors !

La pratique de l’ensilage a favorisé le développement des prairies hyper artificielles jusque dans les zones de moyenne montagne.

Cette étude apporte une nouvelle dimension quantitative encore plus effrayante que la simple perte de biodiversité (on arguait souvent que la disparition d’espèces spécialisées pouvait être compensée par des espèces généralistes répandues) : on peut s’attendre à des effets considérables en cascade sur les réseaux alimentaires avec en première ligne les niveaux trophiques situés au-dessus des insectes (ceux qui les consomment) dont les oiseaux, les mammifères ou les amphibiens ; de même les réseaux d’interactions mutualistes (pollinisation, dispersion, …) entre espèces sont forcément très impactés. Et que dire du devenir des services de pollinisation et de contrôle des ravageurs des cultures assurés par tous ces insectes …

Je laisse le mot de la fin à Pierre RABHI qui, dans une interview récente, déclarait : « l’humanité est folle ». Cette étude prouve que ces paroles ne relèvent pas du catastrophisme mais bien de la triste réalité !

« L’ennui naquit un jour de l’uniformité » (Antoine Houdar de la Motte)

Article rédigé par Mr Gérard GUILLOT, Professeur agrégé de Biologie (er), naturaliste, photographe, chroniqueur vulgarisateur sur la radio France Bleu pays d’Auvergne, auteur de nombreux ouvrages naturaliste chez Belin Editions, également membre de Forestiers du Monde®.

Retrouvez les articles et les chroniques de Gérard GUILLOT sur son site https://www.zoom-nature.fr

BIBLIOGRAPHIE

  1. More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas. Hallmann CA, Sorg M, Jongejans E, Siepel H, Hofland N, Schwan H, et al. (2017) PLoS ONE 12 (10): e0185809.

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